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La variété et l’abondance croissantes de la vie elle-même multiplient le nombre de niche écologiques. Le système résultant est une trame de faiseurs et d’utilisateurs, de mangeurs et de mangés, de collaborateurs et de compétiteurs.
Pardot KYNES,
Rapport à l’Empereur Shaddam IV.
En dépit de tous ses plans, de toutes ses ruses et même avec du sang sur les mains, Hasimir Fenring pouvait être tellement merveilleux que Margot regrettait son absence. Il était parti en compagnie du Baron Vladimir Harkonnen dans le désert profond pour aller inspecter plusieurs sites de moissonnage après avoir reçu un message comminatoire de Shaddam concernant une chute du taux de production.
Pour parvenir à ses vues, son époux, avec une détermination glacée, avait commis de nombreuses atrocités au nom de l’Empereur, et elle le soupçonnait d’avoir joué un rôle dans la mort mystérieuse d’Elrood IX. Mais son éducation Bene Gesserit lui avait appris à jauger les résultats et les conséquences. Hasimir Fenring savait obtenir ce qu’il voulait, et pour cela Margot l’aimait.
Et pour cela aussi, elle soupirait chaque fois qu’elle entrait dans la somptueuse serre que son époux avait fait construire pour elle. Elle posa la paume de sa main sur le lecteur de la serrure. Elle portait une tenue d’intérieur pratique, mais soyeuse et rayonnante, qui changeait de couleur au fil des heures. En franchissant l’arche de mosaïque pour pénétrer dans la salle verte, elle inspira avec ravissement l’air humide et aromatique. La musique s’était déclenchée automatiquement : des accords de piano et de balisette apaisants.
Les murs irradiaient la lumière dorée de cette fin d’après-midi : les panneaux filtrants transformaient la lumière blanche du soleil d’Arrakis en celle, plus colorée et douce, des panoramas de Kaitain. De grandes feuilles charnues flottaient doucement dans le courant d’air, pareilles à des drapeaux. En quatre ans, les plantes de tous les mondes s’étaient développées bien au-delà de ses espérances.
La serre était son domaine privé mais elle était aussi un gaspillage éhonté sur un monde où chaque goutte d’eau comptait, où des marchands en costume bigarré parcouraient la cité en agitant leurs clochettes et en criant Soo-Soo Sook ! pour vendre une fortune une unique gorgée. Mais ainsi que le disait souvent son époux, le ministre impérial de l’épice pouvait s’offrir ce luxe.
Loin dans le passé, parmi les échos des vies anciennes auxquelles elle avait accès, Margot avait retrouvé le souvenir d’une femme cloîtrée dans une maison islamique austère, qui portait le nom de Fatima et qui était la fille unique de Mahomet. Son époux était assez riche pour entretenir trois femmes qui avaient chacune droit à une cour particulière. Après la cérémonie du mariage, Fatima n’était jamais plus ressortie et les deux autres femmes non plus. Son monde était circonscrit à sa cour luxuriante, foisonnante de plantes et de fleurs sous le ciel libre. Au centre, une fontaine accompagnait de ses gouttelettes ses arpèges de cordes et, parfois, des papillons et des oiseaux venaient butiner les corolles sous le soleil.
Bien des générations plus tard, sur une planète qui tournait autour d’un soleil à des distances inimaginables pour Fatima, Margot, épouse du Comte Fenring, était de même cloîtrée dans un lieu semblable, au milieu de plantes merveilleuses.
Un servok automatique équipé de tuyaux et de becs brumisateurs traitait les bosquets, les arbustes et les fougères rarissimes. La fraîcheur humide fit courir un frisson sur la peau de Margot, et elle en prit avec délice quelques bouffées. Après toutes ces années, elle avait eu droit à son paradis privé ! Elle caressa l’ombrelle douce d’une feuille, se baissa pour toucher la glaise mouillée près de ses racines. Non, il n’y avait plus un seul des pucerons mutants dont la plante avait été infestée à son arrivée des îles tropicales de Ginaz.
En examinant minutieusement les radicelles, Margot entendit la voix de la Révérende Mère Biana qui chuchotait dans son esprit. Cette Sœur morte depuis longtemps avait été la jardinière de l’École Mère il y avait deux siècles, et elle était la conseillère secrète en horticulture de Margot. C’était la musique – une ballade lancinante composée par un troubadour de Jongleur – qui avait appelé ce fantôme dans son esprit.
Mais Margot se piquait de connaître les plantes et elle aurait pu se passer de Biana. Les innombrables spécimens qui poussaient dans la serre étaient pour elle comme des enfants qu’elle n’aurait pu avoir avec son époux eunuque. Et chaque jour elle s’émerveillait de les voir grandir dans un monde aride, hostile.
Tout comme Hasimir survivait.
Elle se retourna pour caresser une autre feuille encore, au toucher soyeux. Et songea : Je te protégerai.
Elle perdait souvent le sens du temps, oubliait les heures des repas. Une Sœur du Bene Gesserit pouvait jeûner une semaine, si nécessaire. Elle se plaisait ici, seule avec ses plantes et les souvenirs de l’Autre Mémoire, les récits murmurés des autres Sœurs depuis longtemps défuntes.
Elle s’assit, apaisée, près de la fontaine musicale, non sans avoir posé un jeune rosaphylle sur le banc, à son côté. Elle médita, les yeux clos.
Quand elle reprit possession de son corps, le soleil se couchait sur l’horizon, projetant de longs doigts d’ombre. L’éclairage de nuit de la serre s’était allumé. Sereine, elle replaça le rosaphylle sur son banc avant de le changer de pot. Elle fredonna tout en tassant avec soin le terreau autour des racines, puis se retourna.
Et sursauta en découvrant un homme à la peau tannée, à moins de deux mètres d’elle. Il avait les yeux bleus ibad des Fremen et portait une cape jubba dont il avait rejeté la capuche.
Comment avait-il pu entrer, avec tous les alarmes et les contrôles de la serre, sans compter la serrure à lecture de paume ? Et même avec ses sens aiguisés de Bene Gesserit, elle ne l’avait pas senti.
Elle lâcha le pot de rosaphylle qui se fracassa sur le sol, et se mit en transe de combat Bene Gesserit, tout son corps tendu et attentif, les muscles souples, prête à lancer un coup de pied éclair capable d’éventrer l’adversaire.
— Nous avons entendu parler de votre art étrange, dit l’homme sans esquisser un mouvement. Mais on vous a aussi enseigné de ne pas l’employer prématurément.
Margot, sur ses gardes, inspira lentement, profondément. Comment ce Fremen pouvait-il savoir ?
Enfin elle le reconnut. Elle l’avait vu à Rut II, un village lointain, durant une de ses tournées. C’était un prêtre du désert qui prêchait seul et bénissait les gens de son peuple. Elle se souvenait de son attitude inquiète quand il avait remarqué sa présence et avait abandonné brusquement ses sermons pour repartir dans le désert.
Un bruissement de feuillage attira son attention. Elle vit surgir une femme Fremen au visage ridé, familier : la Shadout Mapes, la gouvernante de la maison, avec ses cheveux délavés par le soleil. Elle avait abandonné sa tenue de domestique pour une cape de voyage Fremen.
Elle l’interpella d’une voix rauque :
— Ma Dame, on gaspille beaucoup d’eau ici. Vous étalez les richesses des autres mondes. Cela n’est pas dans les usages des Fremen.
— Je ne suis pas Fremen, répondit Margot d’un ton acerbe elle ne voulait pas se servir de la Voix, pas encore.
Elle ajouta :
— Que me voulez-vous ?
— Vous m’avez déjà vu, dit l’homme.
— Vous êtes un prêtre.
— Je suis un acolyte, l’un des assistants de la Sayyadina.
Il fit un pas vers elle.
Une Sayyadina, se dit Margot, et son cœur battit plus fort. C’était un titre qu’elle avait déjà entendu, qui désignait une femme qui ressemblait étrangement à une Révérende Mère. Un nom qui avait été employé par la Missionaria Protectiva.
Et soudain tout devint clair. Mais elle avait livré son message aux Fremen depuis si longtemps qu’elle avait perdu tout espoir.
— Vous avez entendu mon message chuchoté, dit-elle.
Le prêtre inclina la tête.
— Vous dites que vous possédez des informations à propos du Lisan al-Gaib.
Il avait prononcé ce nom avec un accent de profond respect.
— Oui, j’en ai. Il faut que je parle à votre Révérende Mère.
Calmement, car elle avait besoin de mettre de l’ordre dans ses pensées, elle récupéra la plante qu’elle avait lâchée et, sans se soucier des débris, elle la remit dans un pot nouveau avec l’espoir qu’elle survivrait.
— Sayyadina hors-monde, vous devez venir avec nous, fit Mapes.
Margot s’épousseta sans montrer son émotion, mais son cœur ne s’apaisait pas. Elle allait peut-être avoir enfin une information pour Harishka. Et apprendre aussi ce qu’il était advenu des Sœurs disparues depuis un siècle dans les sables d’Arrakis.
Elle suivit docilement les deux Fremen dans la nuit.